Maïote Dauphite : « J'enseignais pour faire changer les mentalités »

Maïote Dauphite : « J'enseignais pour faire changer les mentalités »

AdamsKwateh / Marie-Magdeleine Liza
(Fernand Bibas)
(Fernand Bibas)

Maïote Dauphite est décédée hier à son domicile de Cluny à 91 ans. Première Martiniquaise à enseigner à l'école normale des instituteurs, elle s'est dévouée à la diffusion de la culture. Nous retraçons le parcours d'une femme au grand coeur à travers la rubrique « Grand Témoin » que nous lui avions consacrée le 2 juillet 2008.

(Fernand Bibas)
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De quoi rêviez-vous, petite fille ?
J'étais une enfant très dissipée et je m'intéressais beaucoup à la confection des robes. J'ai eu la chance de vivre dans un milieu où toutes les catégories sociales se mélangeaient.
Non, je n'avais pas de rêves particuliers, mais mon quotidien était rythmé par la discipline. Ainsi, il nous était interdit de faire des fautes de français, surtout mon père n'acceptait pas cela. On ne parlait pas créole non plus à la maison. Par exemple, ma mère qui était receveure principale à La Poste parlait créole parce que la clientèle en majorité ne s'exprimait qu'en créole.
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance au Carbet ?
On s'intéressait à tout. Il y avait le carnaval, ce grand moment de fête. C'est là que j'ai découvert la richesse des masques : mas lamo, médesin lopital. Il y avait aussi de grandes processions religieuses qui rythmaient la vie des gens. C'est au Carbet que je fais aussi mes classes primaires avant de partir en France avec mes parents. J'ai vu l'éruption de la Pelée en 1929. De la plage, on voyait les boules de feu le soir et les champignons des nuées qui tombaient au pied du volcan. Toute la population du nord de la Martinique avait été évacuée. D'ailleurs, une dame m'a raconté récemment que son père avait quitté le nord en emportant avec lui une vache qui leur fournissait du lait quotidiennement durant leur périple à pied vers le François.
Très tôt, vous avez découvert la France...
Oui! en 1931, mes parents prenaient pour la première fois un congé administratif. C'était l'année de l'Exposition coloniale et celle de la mort de Doumergue, le président de la République française. J'ai fait une année de classe dans une école du Ve arrondissement de Paris. Mais à mon retour en Martinique, l'année suivante, j'ai exigé de refaire le CE2. Car je mettais en doute mon année de scolarité en France.
(Fernand Bibas)
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Le reste de la scolarité s'est déroulé comment ?
J'ai été en classe au Pensionnat colonial à Fort-de-France. J'étais dans la section A1, c'est-à-dire le latin, l'anglais et les maths, avec coefficient 3 au bac. Les 26 filles de ma classe ont toutes réussi au bac. C'était exceptionnel. Après le bac, j'ai été tenté par le droit. J'ai vite abandonné, car je m'ennuyais. Mais aussi, j'ai fait partie de l'équipe féminine de basket-ball du Good Luck, en 1942. C'est ainsi que j'ai participé au premier championnat de Martinique et à des compétitions avec la Guadeloupe.
En 1945, j'ai choisi l'enseignement ménager qui comportait des matières théoriques sur l'économie familiale, sociale et domestique. Et puis l'hygiène alimentaire pour laquelle j'ai suivi les cours de Mme Randouin, celle qui a découvert une grande partie des vitamines. C'est ainsi que je suis partie en France pour mes études supérieures.
Dans le bateau, il y avait Alexandre Bertrand, Yvonne Iman, épouse Chalono, Jeanne Capron, épouse du préfet Bernard Mailfait, Maurice Darsières, Porry le pharmacien et bien d'autres. Avant de partir, j'ai pu voter pour la première car le droit de vote venait d'être accordé aux femmes. Mon premier bulletin de vote a été pour Aimé Césaire qui se présentait aux municipales de Fort-de-France. Je le connaissais au lycée Schoelcher où ma classe a déménagé, car l'armée avait réquisitionné le Pensionnat colonial et même une partie des dortoirs du lycée Schoelcher. En partant en France, nous savions d'Aimé Césaire qu'il fallait être parmi les premiers. Nous étions gonflés à bloc et unis par cet idéal.
Comment s'est déroulé votre retour en Martinique ?
En 1948, j'ai passé deux concours simultanément : le professorat de la ville de Paris et le certificat d'aptitude au travail manuel et économie sociale qui relève de l'Éducation nationale. Dans les deux cas, je suis sortie première. Mais j'ai choisi l'Éducation nationale, de préférence à Paris où j'habitais à ce moment. Car j'espérais revenir dans mon pays le plutôt possible. Malheureusement, l'administration en a décidé autrement. Car j'ai attendu 10 ans avant de revenir en Martinique. Je dois mon retour à la création de l'École normale des instituteurs, située à l'époque à Croix-Rivail sur la commune de Ducos.
C'est là que j'ai vécu les meilleures années de ma carrière professionnelle. Car durant trente ans, j'ai favorisé la transmission du savoir-faire.
(Fernand Bibas)
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Qu'elles ont été vos missions dans cet établissement, un fleuron de la formation des enseignants ?
En plus de l'enseignement ménager, je dispensais des cours sur l'histoire, la géographie et la pédagogie des écoles maternelles.
Dès le départ, j'ai introduit le système des exposés qui permettaient aux futurs enseignants de travailler sur leur environnement propre et les productions locales. J'insiste sur l'enseignement de l'économie domestique : c'était un moyen de valoriser la femme. Je voulais qu'elle soit actrice de son propre destin et non dépendante d'un système qui ne lui offre pas toute sa place. J'enseignais pour faire changer les mentalités et les comportements.
Comment cela a été perçu dans les années 1960 ?
Au début les garçons n'y portaient attention que par le plaisir gustatif. Ils ont fini par adhérer et personne ne refusait de mettre le tablier pour exécuter les tâches ménagères. Je le dis encore de nos jours, la femme martiniquaise doit avoir pleinement sa place dans la société. Je me demande comment se fait-il que les associations importantes soient dirigées par des femmes et qu'elles soient sous-représentées en politique.
Êtes-vous féministe ?
Je ne me situe pas en opposition par rapport aux hommes. L'essentiel c'est de faire savoir à la femme et à l'homme, les valeurs qui existent en chacun d'entre eux. Je pense qu'il est important d'avoir l'estime de soi. C'est ce que j'ai toujours enseigné aux normaliens.
Vous considérez-vous comme un repère ?
Je suis fière d'avoir répondu dans un domaine qui m'était propre, aux attentes de nombreuses générations d'enseignants martiniquais. Cela dit, il faut être modeste, car ce que l'on sait est trop petit par rapport à ce que l'on doit savoir. Moi, je suis avide de savoir. J'estime qu'il faut connaître et faire partager ses connaissances.
La Martinique est extrêmement riche de son histoire, des personnalités qui y sont nées et les talents qu'elle offre au monde.
Nous n'avons pas à imposer quoi que ce soit. Notre mission est de participer à l'épanouissement culturel et intellectuel. Moi je vois le monde comme une ruche et chaque être est une alvéole.
Et comment avez-vous participé à faire connaître votre pays ?
Je suis intéressée par la petite histoire, celle du petit peuple ou des familles dont parle peu. D'ailleurs, je dis souvent aux historiens qu'ils sont des scientifiques qui parlent de la grande histoire. Moi, j'évoque la mémoire des anonymes ou alors j'apporte des éclairages nouveaux sur les grandes figures de notre histoire.
C'est ainsi que j'ai de la passion pour la recherche généalogique et la collecte des documents, afin de monter les richesses de mon pays et ceux qui ont participé à son rayonnement. Cette action doit être collective car chacune de nos communes, recèle une richesse propre.
Cela dit, l'expérience du musée Gauguin
dont vous êtes un des membres fondateurs est un échec ?
Je déplore que les élus n'aient pas compris l'importance de ce musée pour le développement touristique. Je suis prête à parier que dans quelques années, la Martinique va se réveiller pour faire du passage de ce peintre sur son sol un incontournable facteur de notre culture. C'est valable pour Lafcadio Hearn qui lui a peint notre île avec des mots.
À propos de Gauguin, on me reprochait d'avoir mis des reproductions dans le musée.
Aujourd'hui, les plus grands musées au monde le font.
Êtes-vous satisfaite de l'évolution de la Martinique ?
Tout devient superficiel dans mon pays. Il y a des gens qui se posent la question de savoir ce qu'ils peuvent apporter à la Martinique. Je leur réponds tout simplement : « Regarde autour de toi et sois curieux du milieu dans lequel tu vis » . Je pense que c'est en s'interrogeant que l'on trouve des solutions.
Que regrettez-vous de ne pas avoir fait ?
Il y a beaucoup de choses que j'ai eu envie de faire, mais l'enseignement et les responsabilités familiales ont paru plus importants. Mais je ne cesserai de remercier les normaliens pour ce qu'ils m'ont apportée par leur dynamisme, leur collaboration et leur affection.
(Fernand Bibas)
(Fernand Bibas)
BIO EXPRESS
Née le 28 avril 1923 à Fort-de-France, elle est l'une des deux filles de Godefroy Dauphite, juge de paix et de son épouse Solange, contrôleur des PTT.

En 1933, elle entre au Pensionnat colonial et obtient le bac philo en 1941. En 1948, elle est major aux concours d'aptitude à l'économie sociale et familiale, dans les lycées et au professorat à la ville de Paris. Elle enseigne durant dix ans à Saint-Quentin, Saint-Germain-en-Laye et au lycée Octave-Gérard à Paris.
De 1957 à 1987, elle enseigne à l'école normale des instituteurs de la Martinique. Elle était officier des Palmes académiques, chevalier du Mérite national et chevalier des Arts et des lettres.

Maïote Dauphite est décédée hier, 19 septembre 2014.
IMAGE - Mère tendresse
Maïote (à gauche), Marie-Louise et leur douce maman Solange Dauphite. Son mari l'appelait Ti-Tanj, ses neveux et nièces tante Sosso. Maoïte tenait de sa mère une grande fidélité dans ses amitiés et une grande estime pour ceux qui font bouger la Martinique.
COUP DE COEUR
J'adore les enfants et les petits-enfants de ma soeur
COUP DE GUEULE
Personne ne se penche sur le musée Gauguin
UN RÊVE
N'avoir que le bonheur dans mon coeur
PORTRAIT - Le goût des autres et du mystère
(Fernand Bibas)
(Fernand Bibas)
Quand nous l'avions rencontrée en 2008, à plus de 85 ans, l'esprit de Maïote pétillait.
L'oeil et l'oreille aux aguets, elle se nourrit de toutes les actualités. Pas une manifestation culturelle à laquelle elle n'assiste. Comédie musicale, festival de courts-métrages, rencontre autour d'un livre sur la rencontre d'André Breton avec Aimé Césaire... Elle est partout. Non pas mondaine, mais curieuse et impliquée. Elle n'hésite d'ailleurs pas à intervenir dans les débats pour raconter une anecdote ou lancer une remarque pertinente. Elle qui fut une grande sportive, basketteuse au Good Luck dans les années 1940, elle a gardé son dynamisme et sa jeunesse par l'effort intellectuel et l'envie insatiable d'apprendre.
Si elle collectionne les documents du passé, qui s'entassent chez elle dans tous les recoins, cela ne l'empêche pas de rester ancrée dans le présent. Quelques semaines après les commémorations de la fin de l'esclavage, une question lui taraude l'esprit : « En Guadeloupe, on célèbre Delgrès. Mais personne ne dit jamais qu'il était Martiniquais » . Maïote, qui se passionne pour la généalogie, se lance alors dans une énumération de noms. Puis s'arrête tout à coup : « En réalité, tous les chercheurs se sont cassés les dents sur l'énigme de ses origines, car on n'a jamais retrouvé son acte de naissance... »
Mais pas une zone d'ombre ne lui résiste longtemps. Maïote Dauphite cultive une véritable passion pour l'enquête. Le moindre paradoxe, la moindre incohérence aiguisent son appétit de chercheuse. Elle s'emploie à démêler la vérité avec une rigueur toute scientifique.
GAUGUIN, C'EST COMME LES MATHÉMATIQUES
Gauguin, justement, cette passion de 40 ans qui a débouché sur la création du musée du Carbet, c'est le fruit de cet amour de la recherche et de la Martinique. « J'ai tout découvert sur son passage ici » , sourit Maïote, avec douceur mais sans fausse modestie. Elle insiste toutefois sur un point : « Je ne veux pas qu'on dise que j'ai une passion pour Gauguin. Il fallait simplement résoudre une énigme. J'aime les mathématiques. Il faut supposer, démontrer. Pour Gauguin, c'est pareil » .
Car question peinture, elle préfère Van Gogh, mais lui, n'est pas passé par ici. « Et puis Gauguin, c'est le seul à avoir peint la Martinique de cette époque en couleur » , conclut-elle malicieusement.
Car Maïote a toujours eu ce tempérament d'artiste, associé à son goût de la rigueur et de la précision. « J'aime la couture » , murmure-t-elle comme sur le ton de la confidence. Elle qui rêvait de monter une maison de haute-couture, s'est contentée, avec cette générosité spontanée qui la caractérise, de confectionner les robes de mariée de nombre de ses amies.
Générosité dans le don, générosité dans la transmission de son savoir, Maïote est une des passeuses de mémoire qui comptent aujourd'hui, fidèle aux détails et dévouée aux autres. Toujours prête à offrir un document rare pour éclairer la réflexion.

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